Chapitre 23

 

 

Après le départ de Tante B, je laissai passer quelques respirations, enfilai mes chaussures, grimpai l’escalier et me cognai contre Jennifer sur le palier. Longues jambes, long corps, long visage, longues dents, particulièrement sous forme guerrière – on aurait dit qu’elle avait dédié sa vie au dieu de la Course.

Jennifer et son mari Daniel dirigeaient le clan des loups. De réputation, Jennifer était la plus agressive des deux. On pouvait discuter avec Daniel mais, si on indisposait Jennifer, tout était fini.

— Tu vas quelque part ? demanda la louve alpha en croisant ses bras minces.

— Je sors.

— Je ne peux pas te laisser faire ça.

Je plongeai mon regard dans ses yeux bleus.

— Je te conseille de me parler autrement.

Jim sortit de la cuisine et s’appuya dans l’encadrement de la porte.

Jennifer leva la tête. Elle était plus grande que moi de quelques centimètres et elle en profitait.

— Tu es la compagne du Seigneur des Bêtes et tu es sous ma protection.

— D’où tu sors ça ?

— Le Clan Loup a ses sources.

Tiens, tiens.

— Donc le Clan Loup sait aussi que mon statut de compagne est en suspens. Je n’ai pas accepté.

Elle plissa les yeux.

— Tu as couvert son lit d’herbe à chat et soudé son banc de musculation.

Jennifer deux, Kate zéro.

— C’est une affaire privée entre Sa Majesté des Fourrures et moi. Et, même si j’étais officiellement sa compagne, j’ai mon propre nom, je me suis fait ma réputation toute seule et je ne crois pas que le terme de « compagne » doive prendre le pas sur tout ce que j’ai accompli. Je mérite mieux que ça.

Jim rit doucement.

Jennifer recula d’un pas et me toisa.

— D’accord, dit-elle finalement. Mais si tu passes cette porte, il me faudra expliquer à Curran que je t’avais mise en sécurité et que je t’ai laissée partir. J’ai suffisamment de soucis comme ça.

Elle n’avait pas tort.

— J’ai du travail. La magie est basse, il y a donc peu de risques que je tombe sur Erra. Elle n’aime pas beaucoup la technologie et, la dernière fois que je l’ai vue, elle redécorait les congères autour de chez moi avec son sang.

— Non.

J’interrogeai Jim du regard.

— Je ne suis pas certaine de mon statut au sein de la Meute, dis-je.

— Techniquement, tu n’en as aucun, répondit-il. Coucher avec un Changeforme ne te donne aucun privilège.

Je souris à Jennifer.

— Puisque je n’ai aucun statut au sein de la Meute, tu n’as aucun pouvoir pour me retenir. Par contre, je suis un agent officiel de l’Ordre et je te demande de t’écarter.

Elle se tourna vers Jim.

— Ça t’ennuierait d’intervenir ?

Jim haussa les épaules.

— Si tu te fous dans la merde et qu’on apprend que Jennifer t’a laissée partir, ce sera mauvais pour les loups. Et tu as l’habitude de te foutre dans la merde.

Merci pour ton aide, Jim.

— Écoutez, je comprends la difficulté de votre situation, mais je ne vais pas rester ici bien au chaud pendant que mon chien se les gèle.

De plus, j’étais devenue la cible principale de ma tante. Plus je mettais d’espace entre les Changeformes et moi, plus ils seraient en sécurité.

— Prends une escorte, proposa Jim.

— Tu offres tes services de baby-sitter, Mary Poppins ?

— Non. Je vais te donner un véhicule et tu peux prendre les loups de Jennifer avec toi.

Génial. Si on m’attaquait, j’aurais des loups-garous homicides à protéger.

Jennifer toisa Jim.

— Merci d’utiliser les miens, le chat. Tu as d’autres ordres à me donner ?

Jim la fusilla du regard et elle retroussa les babines.

Je reculai.

— Je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi, occupez-vous donc de vos différends…

Et pendant ce temps je pourrai partir en douce.

Jennifer interrompit son combat oculaire avec Jim.

— Le chat a raison. Prends mes loups.

— Je ne connais pas tes loups. (Je regardai Jim.) Pourquoi ne m’accompagnes-tu pas si tu es si inquiet ?

Il soupira.

— Parce que certaines personnes ne sont pas tout à fait rationnelles en ce moment. Si je te suivais, je devrais répondre à des questions délicates. Or je pose les questions, je n’y réponds pas.

— Quel genre de questions te poserait-on ?

— Pourquoi étais-tu dans un véhicule avec Kate ? Que portais-tu ? Que portait-elle ? Combien de temps as-tu passé avec elle ? Avez-vous fait quelque chose ou avez-vous parlé ? Quelle était la nature de votre conversation ? Cette balade aurait-elle pu être évitée ?

Je me frottai le visage.

— En somme, tu as peur que Sa Seigneurie pique une crise.

— C’est une façon de voir. Je dirais plutôt que je fais tout pour observer le protocole de la Meute. Si tu étais officiellement sa compagne et que tu vivais dans ses appartements à la forteresse, ce serait moins problématique. Cependant, techniquement, tu es toujours libre, puisque tu n’as pas encore pris ta décision.

Je fis un effort pour choisir ma réponse.

— Libre ?

— Sur le marché, prête à l’action, célibataire…

Il jouait avec ma laisse. Je pouvais jouer aussi.

— Très bien, je m’en fous, donne-moi une escorte, une voiture, une charrette ou ce que tu veux. Mais ne me donne pas ta petite amie comme chauffeur.

Un silence étonné se prolongea. Les sourcils de Jim se rassemblèrent. À en juger par son expression, s’il avait été sous forme féline, tous ses poils se seraient hérissés.

— Ma petite amie ?

Jennifer restait imperturbable.

Maintenant que je suis lancée…

— Tu sais, petite, des lunettes, Indonésienne, conduit comme un démon des tréfonds de l’enfer ?

— Ce n’est pas ma petite amie.

— Oh, alors elle est toujours sur le marché ? Prête à l’action ?

— Célibataire ? ajouta Jennifer.

Jim se retourna et s’éloigna sans un mot.

Seigneur, j’avais touché un nerf. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait entre eux. J’avais juste tenté le coup.

Jennifer se tourna vers moi.

— Je te donne trois loups.

— Pourquoi trois ?

— S’il y a un problème, l’un d’eux pourra s’occuper de toi et organiser une retraite pendant que les deux autres feront diversion.

Ma mâchoire faillit se décrocher. Si c’était physiquement possible, j’aurais ramassé mes dents sur le tapis.

— Nous nous sommes déjà rencontrées, n’est-ce pas ?

— Je crois bien, oui.

— Alors tu sais que, si un de tes loups tente de m’empêcher de combattre, je lui arrache les bras ?

— De quoi parlez-vous ? demanda Tante B en sortant de la cuisine. Je viens de voir Jim et il avait un drôle d’air.

— Jennifer veut me fourguer une escorte supposée me forcer à fuir si quelqu’un m’éternue à la figure.

Tante B leva un sourcil.

— Ce n’est pas nécessaire. Les boudas te fourniront l’escorte.

Les yeux de Jennifer devinrent glacials.

— Es-tu en train d’insinuer que mon peuple n’est pas compétent ?

À présent, je savais pourquoi Curran était fou.

— Bien sûr que non, ma chère. (Le sourire de Tante B était si doux qu’on aurait pu sucrer du thé avec.) Mais le Clan Bouda et Kate ont un lien particulier.

La voix de Jennifer devint tout aussi sucrée.

— Le Clan Loup et Kate ont également un lien particulier.

Le sourire de Tante B se fit inflexible, mais sa voix resta suave.

— Tu devrais me laisser m’occuper de l’escorte.

Les yeux de Jennifer prirent un éclat jaune vif. Elle offrit un grand sourire joyeux à Tante B.

— Fais attention, Béatrice, tu es dans ma maison.

— Ça alors, serait-ce une menace ?

Sans le son, on aurait pu croire qu’il s’agissait de deux femmes du Sud partageant les derniers ragots lors d’un pique-nique religieux.

Jennifer se balançait d’avant en arrière.

— J’en ai marre que tu viennes sans arrêt ici fourrer ton nez partout.

Une lueur rouge recouvrit les iris de Tante B.

— Tu es jeune et tu veux t’affirmer. Mais ne crois pas un seul instant que tu puisses le faire en me combattant. Tu es aussi bonne dans tes meilleurs jours que je le suis dans mes mauvais, les bras attachés dans le dos.

— Ah oui ? Peut-être devrions-nous tester cette théorie.

Je fis trois pas en arrière et me glissai dans le couloir. Derrière moi, un grondement annonça une métamorphose. Au bout du couloir, deux Changeformes gardaient la porte.

— Tante B et Jennifer vont se battre, les informai-je.

Ils s’éloignèrent. J’attendis qu’ils atteignent l’escalier, ouvris la porte et sortis dans la neige. Si elles voulaient se battre, tant mieux. J’avais un caniche à sauver. La maison de Jim n’était qu’à trente minutes de mon appartement. Avec les congères, cela m’en prendrait quarante-cinq. Tiens le coup, Grendel, j’arrive.

 

Je me traînai dans l’escalier de mon immeuble. J’avais l’impression de porter des chaussures de plomb. Mon dos était douloureux. J’étais épuisée. Durant les vingt-quatre dernières heures, j’avais lutté pour ma vie deux fois et été soignée par magie à chaque reprise. Les med-mages accomplissaient des miracles, mais ils utilisaient les ressources du corps et j’étais vidée.

Mes yeux voulaient se fermer. J’avais failli m’effondrer dans la neige deux fois parce qu’elle avait l’air doux et accueillant. Sans la camionnette de Biohazard qui m’avait prise en stop, j’aurais fait une sieste sur le chemin et je me serais gelé le cul. Heureusement, les techniciens avaient offert de me raccompagner, raccourcissant ma marche des deux tiers. J’avais passé quinze minutes à demi endormie dans la camionnette, bien au chaud. Il faut croire que la chance me souriait enfin. Encore un palier et j’étais chez moi.

Les débris de ma porte d’entrée étaient disséminés sur le palier. Ma fatigue disparut, brûlée par une bouffée d’adrénaline. Je franchis l’ouverture béante et retins mon souffle.

Des morceaux de meubles et de tissu couvraient le sol. Des échardes de bois jaillissaient des murs. La porte de la bibliothèque avait disparu. Les étagères avaient été pulvérisées ; leur contenu, éparpillé de même que des pages de livres rares avaient été déchirées et les artefacts préférés de Greg, brisés en mille morceaux. De la poussière d’herbe tournoyait dans l’air qui s’engouffrait par les vitres cassées.

Mon appartement n’avait pas seulement été vandalisé, il avait été anéanti, comme si une tornade l’avait balayé.

La porte de la salle de bains avait été retirée de ses gonds. De profondes entailles y étaient creusées, trop grandes pour avoir été faites par les griffes de Grendel. Erra avait dû appeler Bête. Je jetai un coup d’œil. Pas de Grendel. Pas de sang non plus. Si elle l’avait tué, elle aurait laissé le corps bien en vue.

Dans la cuisine, il y avait des trous dans les murs à la place des placards, qu’elle avait arrachés.

Je reculai jusqu’au salon, enjambant les livres mutilés. Une des dagues de Greg dépassait du mur, crevant les photos de Julie. Des coupures tailladaient les clichés, Erra avait enfoncé une lame dans les yeux et le visage de ma petite, à plusieurs reprises. Un frisson glacé me parcourut l’échine. Si elle trouvait Julie, je bercerais ma gamine aux yeux énucléés.

Il fallait que je rende un service au monde et que je tue cette salope.

Quand Greg était mort, il m’avait laissé tout ce qu’il possédait : l’appartement, les livres, les artefacts, les armes. Je ne pouvais pas les abandonner. Je m’étais installée à Atlanta pour que sa mémoire lui survive. Il était mon dernier lien avec ce qui ressemblait à une famille. J’avais repris sa place au sein de l’Ordre et transformé son appartement en foyer. C’était mon espace. Le coin du monde où je me sentais chez moi, en sécurité. Un havre de paix pour Julie et moi. Et Erra l’avait violé, et détruit.

C’était irrémédiable. Tout avait disparu. Même en m’échinant, je ne pourrais pas restaurer la bibliothèque ni l’appartement. Mon foyer ne serait plus jamais le même.

C’était une forme de deuil. J’avais fait face à la mort si souvent que je savais reconnaître l’odeur du tombeau. J’aurais dû ressentir quelque chose de plus, une plus grande tristesse, un sentiment de perte, mais j’étais juste vide.

Elle avait frappé. C’était mon tour.

J’entendis un bruit étouffé dans l’escalier. Grendel surgit dans l’appartement et me colla joyeusement les pattes avant sur la poitrine.

— Salut, grand crétin.

Je serrai son cou puant contre mon cœur et lui caressai les flancs. Pas de sang. Son sweat-shirt pendait en lambeaux, mais il se portait bien.

— Sortons d’ici.

Je franchis la porte, le chien sur les talons, et ne me retournai pas.

Vingt minutes plus tard, nous arrivions chez Andrea où j’utilisai mes talents surhumains de détective pour déterminer qu’elle n’était pas là. Sa porte était verrouillée et elle ne répondit pas quand je frappai.

Elle était probablement chez Raphaël. Ce qui ne me laissait qu’une option. L’Ordre offrait l’avantage de posséder des gardes de niveau militaire. Il faudrait une petite armée de mages pour les briser. Ou ma tante. Quelle merveilleuse idée.

Je parvins dans les murs de l’Ordre ; le sommeil me poursuivait toujours, me rendant lente et stupide. Il me fallut plus d’une minute pour sortir le lit pliant de l’armurerie. Je l’installai dans mon bureau et m’effondrai dessus. Grendel s’affala à côté de moi et je sombrai dans le sommeil.

 

J’ai d’excellents réflexes. Ce qui m’évita de transpercer Andrea quand elle débarqua dans mon bureau. Je laissai tomber Slayer une fraction de seconde après l’avoir attrapé et me redressai lentement. Meilleure amie. Pas tuer.

Andrea me regarda d’un air furieux.

— Tu es là !

— Où tu veux que je sois ?

Elle referma la porte.

— Tu n’en as aucune idée ?

— Mon appartement est en miettes. Je me suis arrêtée chez toi mais tu n’y étais pas, alors je suis venue ici. Je suis en sécurité, il fait chaud et il y a du café.

— Tu étais chez Jim hier soir.

— Oui. Jennifer et Tante B allaient se battre, j’en ai profité pour me faire la malle. En temps ordinaire, j’aurais payé pour assister au spectacle, mais je devais récupérer mon chien. Où est mon caniche de l’enfer, d’ailleurs ?

— Il grattait à la porte, je l’ai laissé sortir. C’est comme ça que j’ai su que tu étais ici. (Andrea secoua la tête.) Doolittle a empêché la bagarre. Tout le monde a fini par se calmer, pour constater que tu t’étais tirée. Doolittle a piqué une crise parce qu’il avait bourré ton thé de sédatifs et qu’il t’imaginait endormie quelque part dans la neige. Les loups et les boudas ont fouillé les congères pendant des heures.

Je ramassai un livre et m’en cognai la tête plusieurs fois. Pourquoi moi ? Pourquoi ?

— Et personne n’a pensé à appeler pour vérifier ?

— Jim a appelé, mais Maxine lui a dit que tu n’étais pas là et qu’elle te transmettrait le message quand tu prendrais ton service.

Bien sûr. Politique standard de l’Ordre, quand un Chevalier n’était pas de service, il n’était pas de service, sauf en cas d’urgence. Sinon, les Chevaliers travailleraient jusqu’à l’épuisement total.

Je me concentrai.

— Et Maxine ?

— Elle est sortie. Ted l’a embarquée pour une réunion. Il n’y a personne ici à part toi, moi et Mauro.

— Quelle réunion ?

— Aucune idée. (Andrea agita les bras.) Kate !

— Quoi ?

— Concentre-toi. Jennifer, Tante B et Doolittle vont parler à Curran ce matin.

J’imaginais le tableau. Salut, Ta Majesté, nous avons drogué ta chérie d’amour et l’avons laissée se balader dans le noir et la neige. Son appartement est totalement détruit et nous ne savons pas où elle est passée.

— Il va lui falloir beaucoup d’assiettes en métal.

— Hein ?

— Non, rien. Ce n’est pas mon boulot d’obéir aux délires de Tante B. Je n’ai pas à accepter ça.

Andrea se pencha vers moi.

— Il faut que tu appelles le Seigneur des Bêtes, articula-t-elle très lentement. Avant qu’il n’écorche vivante la mère de mon petit ami.

Je saisis le téléphone. Appeler le Seigneur des Bêtes. Bien sûr.

Sauf que je ne savais pas très bien où nous en étions, le Seigneur des Bêtes et moi.

Je composai le numéro de la forteresse.

— Kate Dan…

La ligne bascula et la voix de Curran se matérialisa.

— Oui ?

Et c’est parti.

— Salut, c’est moi.

— J’attendais ton appel.

Était-ce bon ou mauvais signe ?

— Comment ça va ?

Très habile, comme entrée en matière.

— J’ai connu mieux.

Il ne semblait pas avoir envie d’écorcher quelqu’un. Même si, connaissant Curran, le calme dans sa voix ne signifiait pas grand-chose. Je l’avais vu se jeter calmement sur un golem d’argent et en parler de façon tout à fait rationnelle après coup, malgré la douleur intolérable.

Andrea tournait comme un tigre en cage.

— Moi aussi. Je suis dans les bureaux de l’Ordre. Depuis hier soir.

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire.

Donc ils lui avaient déjà parlé.

— Tu as déjà tué quelqu’un ?

— Pas encore, mais j’y pense.

Je m’adossai à mon siège.

— Andrea est en train d’user ma moquette parce qu’elle a peur que tu sois en colère contre sa future belle-mère. Elle est plutôt sensible sur le sujet.

Andrea se figea et m’adressa le regard dont elle se servait généralement pour ajuster une cible dans sa lunette de sniper.

Je me frottai le nez.

— Je peux lui dire d’arrêter de tourner en rond ?

— C’est ce que tu souhaites ?

— Oui. Considère ça comme un service.

— À ta guise.

Je ne parvenais pas à décider qui était le plus idiot de nous deux : lui de me dire ça, ou moi, qui n’aspirais qu’à tout laisser tomber pour le rejoindre. Cette folie devait s’arrêter.

— Merci.

— De rien. Tu peux m’accorder une faveur ? Puis-je passer te prendre aux bureaux de l’Ordre aujourd’hui ?

Il n’en dit pas plus, mais je savais ce qu’il pensait : « Laisse-moi venir te chercher et te ramener à la maison. »

— Mon service a commencé (je vérifiai l’horloge) il y a douze minutes. Je termine à 18 heures. Sauf empêchement, je serai là à t’attendre. Je te le promets.

— Merci, je suis désolé pour ton appartement.

— Moi aussi.

Je raccrochai. C’était la deuxième conversation civilisée que nous avions depuis que nous nous connaissions. Dommage qu’il n’y ait pas de champagne pour fêter ça.

— Il laisse tomber. Tu es satisfaite ?

Andrea fronça les sourcils.

— Le Seigneur des Bêtes t’a demandé une faveur ?

— Oui.

— Tante B et Jennifer étaient là ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas pensé à demander.

— Je parie qu’elles étaient présentes. (Andrea plissa les yeux.) Curran ne demande pas de faveurs. Il ne s’en soucie pas. Et il a laissé tout ça passer sans rechigner. Ce genre d’influence ne peut venir que de sa compagne… Vous avez couché ensemble !

Je lui lançai un regard vide.

— Tu as couché avec Curran et tu ne me l’as pas dit ? Je suis ta meilleure amie.

— Il n’y a pas grand-chose à dire.

— Ah bon, c’était si nul que ça ?

Très drôle.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Elle s’assit en face de moi.

— Je veux des détails. Maintenant.

— Nous nous sommes disputés un moment, je lui ai donné un coup de pied à la tête et il a passé la nuit chez moi.

— C’est tout ? C’est vraiment tout ?

— C’est tout.

Elle leva les bras au ciel.

— Allez ! C’était comment ?

Comme un feu d’artifice, mais en mieux.

— C’était bien.

— Obtenir des informations de ta part est aussi facile que d’arracher une dent de sagesse à un psychopathe qu’on aurait oublié d’anesthésier. Tante B est au courant ?

Je hochai la tête.

— Cela explique leur panique collective. Alors c’est vous qui avez détruit ton appartement ?

— Non.

— Que s’est-il passé ?

Ce n’était pas une question à laquelle je pouvais répondre avec Mauro dans les parages. J’écrivis trois mots sur une feuille de papier que je lui montrai. « Ma tante Erra. »

Andrea pâlit.

Je déchirai le papier et le jetai dans la poubelle.

— La bonne nouvelle c’est que je sais maintenant qui est la Mary d’acier. La mauvaise, c’est que je sais de quoi elle est capable.

Je lui résumai Erra, sa vie, son œuvre, ses pouvoirs, sans mentionner nos relations familiales au cas où quelqu’un nous écouterait.

— Elle est totalement amorale et ne ressent de lien qu’avec Roland. Pour Erra, le monde se partage entre sa famille et les autres, et tous les autres sont des proies. Toutefois, faire partie de sa famille n’est pas une garantie de sécurité. Si elle décide que tu n’as pas l’étoffe, elle répare l’erreur de ta mise au monde. Ce sont peu ou prou ses mots, pas les miens.

— Elle a une très haute opinion d’elle-même, déclara Andrea.

— Ouais. Au point que, si tu la prends en voiture, il faut prévoir une place pour son ego.

Elle tapota mon bureau du bout des doigts.

— Tu envisages de la défier ?

— Exactement. La défier, ajouter quelques insultes bien senties et jouer les appâts. Vu qu’elle me hait, elle sera incapable de résister. En l’attirant hors de la ville, pour qu’elle ne joue pas avec la foule, et en lui opposant tous les chevaliers femmes que l’Ordre peut rassembler, on a peut-être une chance.

— J’ai demandé deux fois à Ted de me laisser t’aider sur ce coup, annonça Andrea. La deuxième fois, par écrit. Il a refusé.

— Ted ne joue pas franc-jeu.

— Que veux-tu dire ?

Je lui racontai. Au milieu de mes explications, elle recommença à faire les cent pas. De légères taches apparurent sous sa peau.

Quand j’eus terminé, elle desserra les dents.

— Ce qu’il a fait va à l’encontre du code de chevalerie, mais tu n’as aucun recours. Rien dans la Charte ne protège tes droits. Tu n’es pas Chevalier.

— Je ne veux pas de recours.

Elle se tourna vivement.

— Tu quittes l’Ordre ?

La magie envahit le monde. Mon cœur rata un battement. Je choisis soigneusement mes mots.

— J’ai un problème avec l’idée de me dévouer pour une organisation qui considère que mes amis ne sont pas humains.

— Ted Moynohan n’est pas l’Ordre.

— Tu as fait l’Académie. Tu sais qu’il n’est pas le seul à nourrir ce genre d’opinion. (Je me penchai.) C’est un préjugé profondément enraciné dans l’organisation. Je comprends pourquoi, mais je ne suis pas d’accord. La non-humanité est une étiquette dangereuse. Si quelqu’un n’est pas humain, il n’a aucun droit, Andrea. Aucune protection.

Elle arrêta de tourner en rond.

— Voilà pourquoi tu dois rester et te battre. Si des gens comme toi quittent l’Ordre, il ne changera jamais. L’évolution doit venir de l’intérieur pour être efficace.

Je soupirai.

— Ce n’est pas mon combat, Andrea. Et je ne suis pas en position de changer quoi que ce soit. Tu l’as dit toi-même, je ne suis pas Chevalier. Je ne fais pas partie de la confrérie. Je suis une outsider à peine tolérée qu’on peut virer à tout moment. Ma voix n’importe pas et personne ne l’entendra même si je hurle.

— Alors tu vas démissionner.

— Probablement. Je n’accepte pas ce compromis et je ne peux pas combattre l’ensemble de l’Ordre. C’est une bataille perdue d’avance. Certaines en valent la peine, mais pas celle-ci. Me frapper la tête contre ce mur est une perte de temps et d’énergie. Je ne peux pas changer l’Ordre, mais je peux m’assurer qu’il ne bénéficie plus de mes services.

Grendel déboula dans la pièce et se réfugia dans un coin. Un grondement rauque s’échappa de sa gueule. Il claqua des dents, aboya une fois et s’immobilisa totalement.

Quelque chose le terrorisait. J’attrapai Slayer. Les deux mains d’Andrea volèrent vers ses SIG-Sauer.

Un vacarme énorme secoua le bâtiment, résonnant sous mon crâne. Quelqu’un venait de tester la force des gardes de l’Ordre.

— Qu’est-ce que… ?

Andrea se précipita dans le couloir.

Je me ruai vers la fenêtre.

La garde couvrait le bâtiment comme une coquille invisible. Les sorts de protection de l’Ordre étaient suffisamment puissants pour écarter un escadron entier de mages de l’UMDP, mais celui qui venait de frapper avait laissé une entaille.

Un mur de feu s’élevait devant ma fenêtre. Des éclairs bleus crépitaient là où la garde tentait de contenir les flammes.

Le feu mourut. Une voix féminine traversa tout le bâtiment.

— Où es-tu, misérable rongeur ? Je suis venue brûler ton arbre !

Ma tante était arrivée.

 

« Boum ! » La garde encaissa un nouveau coup.

Le bâtiment me bloquait la vue. J’avais besoin d’un meilleur angle.

Grendel sur les talons, je me précipitai dans le bureau de Maxine, ouvris la fenêtre et me penchai.

En bas, sur ma gauche, un homme enveloppé d’une cape déchirée frappait la garde de ses poings, tentant de se frayer un passage à travers le sort.

« Boum ! »

« Boum ! »

Ses bras émettaient une lueur rouge sombre.

Torche. Le pouvoir du feu. Ma tante avait préféré ne pas s’exhiber en personne. Moi qui espérais lui avoir causé suffisamment de dommages pour qu’elle se calme un jour ou deux, j’en étais pour mes frais.

Andrea me rejoignit avec une énorme arbalète constituée de ce qui ressemblait à des morceaux de flingues. Mauro la suivait.

— Le type en bas, c’est Torche, expliquai-je à Mauro. C’est un mage non mort avec un pouvoir sur le feu. Erra le pilote comme les navigateurs pilotent les vampires.

— Nous ne pouvons pas l’affronter dehors. (Mauro désignait les immeubles de bureau de l’autre côté de la rue.) Les bâtiments d’en face sont en bois, ils se consumeront comme de la paille s’il leur fout le feu.

— Alors, il faut l’occuper. (Andrea passa la tête par la fenêtre et renonça à user de son arbalète.) Pas bon.

Elle retourna dans le couloir et tira sur la trappe qui menait au grenier. Mauro la suivit.

« Boum ! »

L’occuper, facile à dire.

Je fis glisser la fenêtre vers le haut, laissant entrer l’air glacial et m’assis sur le rebord.

— Alors, tu la brises, cette garde ? Tu me donnes la migraine !

Torche leva les yeux. Il avait à peu près mon âge, des cheveux très noirs et des traits amérindiens. Cherokee, peut-être.

— Ah, te voilà ! s’exclama-t-il avec la voix d’Erra.

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as trop peur de te montrer et de me combattre toi-même ?

— Prépare-toi, espèce de lâche, j’arrive.

« Boum ! »

Le bâtiment trembla. La garde ne tiendrait plus très longtemps.

Mauro revint dans le bureau.

— Andrea demande que tu l’attires vers toi pour qu’elle puisse lui tirer dessus. (Il me donna un bocal.) Tiens, protection contre le feu.

Je fouillai dans ma poche et en tirai un billet de cinq dollars.

— Eh, Erra !

Torche leva les yeux dans ma direction.

J’agitai le billet et le lâchai dans l’espace entre la garde et le bâtiment.

— Tiens !

Torche se rapprocha et regarda le billet.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un peu de thunes. Achète des vêtements décents à tes laquais.

Je plongeai mes doigts dans le bocal et étalai une pâte épaisse et odorante sur mon visage.

Torche fronça les sourcils, exactement comme le faisait ma tante.

— Thune ?

Et merde !

— C’est de l’argent ! Nous n’utilisons pas de pièces, nous utilisons de l’argent papier. (Il me dévisagea.) Je suis en train de t’insulter ! Je t’offre l’aumône pour habiller tes serviteurs parce que tu n’as pas les moyens de t’en occuper toi-même. Tu es bouchée ou quoi ?

Il leva les bras. Jaillissant de ses doigts, des flammes glissèrent le long de la garde. Je me reculai d’instinct. Le feu mourut. Je me penchai de nouveau.

— Tu comprends, maintenant ?

Il envoya plus de feu.

— Quoi ? Il n’y avait pas assez d’argent ?

Les flammes frappèrent la fenêtre, dessinant des veines bleues dans la garde. Les deux bras levés, la cape ouverte, Torche était un peu trop nu à mon goût.

— C’est un nudiste, en plus ?

Il allait répondre lorsqu’une vibration sifflante se fit entendre. Un carreau d’arbalète se ficha dans sa bouche ouverte et ressortit par sa nuque, scintillant comme une étoile verte. Un deuxième carreau lui traversa la poitrine. Le troisième l’atteignit à l’estomac, juste en dessous du plexus.

Les carreaux scintillèrent comme des émeraudes dans la lumière solaire, puis explosèrent.

Une colonne verte s’éleva dans le ciel. Je plongeai loin de la fenêtre.

— Avec quoi elle a tiré, bordel ?

— Des têtes Galahad Cinq, inventées par les Gallois pour combattre les géants. Ça envoie bien. (Mauro cilla à cause de la lumière.) Elle a passé une commande après l’histoire du Cerbère.

La flamme verte s’éteignit et la voix moqueuse d’Erra me héla.

— C’est tout ce dont vous êtes capables ?

Impossible. Mauro et moi nous penchâmes par la fenêtre. Dans la rue, Torche ôtait les lambeaux de cape de ses épaules. Le tissu se transformait en poussière verte à son contact.

Il redressa les épaules et se mit à beugler.

Un éclair d’un blanc aveuglant frappa le sort de protection. Les vitres explosèrent et le bâtiment trembla tandis que la garde s’effondrait. Je serrai les dents et les poings pour contenir la douleur. Quand je recouvrai la vue, Mauro était à genoux au milieu des éclats de verre et saignait du nez.

Il inspira et se redressa, chancelant et grimaçant.

— Un mot de pouvoir.

— Oui.

Quelque chose comme « Ouvre » ou « Brise ».

Par la fenêtre, nous ne voyions plus que la garde morte, un mur d’un bleu translucide que de fines craquelures étoilaient. Il résista une seconde et s’effrita dans le vent.

C’était donc ça, un mot de pouvoir prononcé par une femme vieille de six mille ans.

La voix d’Erra résonna joyeusement dans le bâtiment. Elle chantonnait.

— Un petit pas ! Deux petits pas ! Trois petits pas ! Je monte l’escalier, petit écureuil. Prépare-toi.

Je tirai Slayer de son fourreau et sortis du bureau. Derrière moi, Andrea se laissa tomber de la trappe.

La porte du couloir fut arrachée de ses gonds, Torche se tenait sur le palier, son corps nu brillant d’un éclat rubis. Un large collier de métal ceignait son cou. Au temps pour ma tactique de décapitation.

Puisque c’était un non-mort, élaboré avec le sang de ma famille, j’avais une chance. Une chance infime, mais à cheval donné, on ne regarde pas les dents… J’attirai la magie vers moi.

Torche souleva le pied gauche et, lorsqu’il le reposa, de minuscules étincelles qui crépitaient sur ses orteils se changèrent en flammes, recouvrirent chacun de ses membres et lui léchèrent la poitrine.

Mauro se prépara.

Il ne restait que quinze mètres entre Torche et nous. Je continuai à enrouler la magie autour de moi. C’est bien, fais-le avancer, tata chérie, rapproche-le. Plus il sera près, plus l’impact sera violent.

La corde de l’arbalète vibra. Des carreaux jumeaux transpercèrent la poitrine du non-mort. Il les arracha de sa main enflammée. Andrea jura.

— Comme c’est mignon, aboya Erra. À mon tour.

Le feu enveloppa Torche d’un manteau de lumière brûlante. Il leva les bras. Des flammes dansaient au bout de ses doigts.

Une main énorme me repoussa en arrière. Mauro s’interposa entre Torche et moi. Il avait enlevé sa chemise. Des tatouages couvraient son dos et sa poitrine, formant des lignes rouges, mouvantes comme de la lave. Il frappa le sol d’un pied, puis de l’autre, se plantant au milieu du couloir, bras et jambes écartés.

— Tire-toi, criai-je.

Mauro inspira profondément.

Entre les bras de Torche, une boule de feu se forma, enfla et dévala le couloir. Mauro hurla un seul mot :

— Mahui-ki !

Les lignes rouges de son tatouage se mirent à briller et la boule de feu se scinda en deux, un mètre cinquante devant lui, frappant son bureau et celui de Gene. Le Samoan était indemne.

Le feu s’éteignit. Torche pencha la tête sur le côté, comme un chien étonné.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Erra.

Mauro gronda et martela de nouveau le sol, un pied après l’autre. Les lignes rouges sur sa peau se ravivèrent.

Une autre boule de feu se précipita sur lui et mourut dans les bureaux. Mauro avait un putain de pouvoir. Mais ses cent cinquante kilos me séparaient de Torche et le couloir était trop étroit. J’étais coincée.

— Mauro, bouge de là.

— Frappe-moi ! rugit-il à l’intention de Torche.

Génial, aucune intelligence là-dedans.

— Prépare-toi !

Torche leva les bras et les spirales enflammées grimpèrent jusqu’à ses mains.

Je ne pouvais pas passer à travers Mauro, mais je pouvais contourner l’obstacle qu’il représentait. Je plongeai dans la salle de réunion. Le bâtiment était en briques, mais les cloisons étaient en bois plutôt fin. Au premier coup de pied, les vieux lambris se déchirèrent. Au deuxième, la cloison explosa et j’entrai dans le bureau de Mauro.

Dans le couloir, le Samoan rugissait.

J’enfonçai la cloison suivante de l’épaule.

Le corps de Mauro vola près de moi et son dos s’écrasa contre la porte du bureau de Ted. Le mur de feu qui le suivait me lécha de sa brûlure. Andrea hurla.

J’arrachai la cloison et me glissai dans l’ouverture.

— Où es-tu, bâtarde ? Tu t’es encore enfuie ?

Les planches gémirent. Torche s’approchait. Une blessure au ventre ne l’indisposerait même pas et le collier m’empêchait de lui couper la gorge. Je n’avais pas beaucoup de choix. Si je ratais mon coup, il nous brûlerait vifs.

Torche franchit la porte.

Maintenant.

Je bondis et enserrai son cou de mon bras gauche. Le feu courait sur sa peau. Je glissai Slayer entre ses côtes, droit au cœur, et murmurai un mot dans son oreille.

— Hessad.

« À moi. »

Le monde trembla quand toute la magie que j’avais assemblée s’échappa de mon corps. La douleur me fit monter les larmes aux yeux. L’esprit de Torche s’ouvrit, brûlant comme du métal en fusion. J’étouffai les flammes et rencontrai la présence inébranlable d’Erra. Elle me donna une poussée mentale, et je vacillai.

Sa puissance me dominait. Personne n’avait autant de pouvoir. Personne.

Était-ce là ce que je rencontrerais dans l’esprit de mon père ? Dans ce cas, prier ne servirait à rien.

Je luttai, insecte contre titan. Une résistance colossale me repoussait, douloureuse. Je me cramponnai, la main serrée autour de la poignée de Slayer. Si je le gardais suffisamment longtemps dans le cœur de Torche, la lame transformerait le tissu non mort en pus. Il fallait juste que je tienne.

Torche m’arracha du sol. Le feu me léchait la poitrine.

— Tu es la honte de la famille. Tu es faible et lâche. Tu fuis le combat comme un chien errant.

Je serrai les dents pour contenir la douleur et pesai de tout mon esprit sur les flammes pour les éteindre.

— Je m’en serais bien passée. Je t’avais à ma merci et j’allais te crever.

Les doigts de Torche se refermèrent sur mon poignet pour écarter mon bras de sa gorge. Je me crispai. S’il se libérait, il se dégagerait de Slayer et nous serions foutus.

— Tu oses te mesurer à mon esprit ? Je suis la porteuse de peste. Les dieux s’enfuient quand ils m’entendent arriver.

— Si je n’avais pas les mains pleines, je t’applaudirais.

Slayer glissa, le tissu non mort se liquéfiait. Je l’enfonçai plus profondément. Erra gronda de douleur.

— Ça fait mal ? (Je retournai la lame dans la plaie.) Que dis-tu de ça ?

Un véritable marteau de feu s’abattit sur mon esprit. La chaleur que dégageait Torche donnait l’impression que l’air bouillonnait.

— Et ça, ça fait mal, morveuse ? Je vais te rôtir vivante. Tu me supplieras de te tuer quand tes yeux exploseront sous l’effet de la chaleur.

D’un bond en arrière, Torche m’écrasa contre le mur. Je me cramponnai à lui comme un pitbull. Allez, tiens juste encore un petit peu. Ça ne fait pas si mal.

Erra projeta Torche contre un autre mur et quelque chose craqua dans mon dos.

Une silhouette sombre jaillit du bureau de Ted et fonça droit sur nous. Quand Erra l’aperçut, le feu enflamma le couloir. Je ne voyais plus grand-chose, et ne pouvais plus respirer.

Franchissant les flammes, un énorme chien noir aux crocs d’ivoire et aux yeux brillants d’un feu bleu se jeta sur Torche.

Mes défenses mentales vacillèrent. J’étais vidée.

L’énorme créature planta ses crocs dans le bras de Torche et s’y accrocha. Il essaya de le secouer comme un terrier qui se débarrasse d’un rat, mais le chien l’attirait vers le sol.

Une seconde silhouette traversa le mur de feu, pâle et tachetée, avec des yeux fous dans un visage ni humain ni hyène – Andrea ! – et enfonça ses griffes dans le ventre de Torche. Nous basculâmes, Torche s’écrasa sous moi.

Le monde n’était plus que douleur et gémissements rauques.

La chair autour de Slayer mollit. J’en profitai pour pousser encore le sabre à travers le cœur du non-mort. La lame grinça contre les côtes et rejaillit dans une fontaine de fluide noir qui m’éclaboussa les lèvres. Son amertume avait le goût du paradis.

— Je te tuerai, gargouilla Erra. Je te pourchasserai jusqu’au bout de la terre…

J’écrasai du pied la trachée du non-mort.

La pression sur mon esprit s’évanouit.

Je fermai les yeux et me sentis flotter un long moment. L’absence de souffrance était un délice.

Puis la douleur dans mes bras se réveilla. J’ouvris les yeux.

Une créature luisante s’extrayait de la dépouille de Torche. Petite, parfaitement proportionnée, avec de longs membres élégants et une tête bien formée. Le mélange parfait entre une hyène et un humain. Du sang sombre lui couvrait les avant-bras des griffes jusqu’au coude. Des yeux furibards au-dessus d’un museau sombre me dévisageaient.

Andrea s’était métamorphosée, juste pour moi.

Ses lèvres sombres tremblaient, dévoilant des dents acérées.

— Bordel de merde !

Elle donna un coup de pied au cadavre et l’envoya bouler contre le mur.

— Salope de fille de pute !

Elle frappait le cadavre en hurlant des insanités. Comme elle était en partie bouda, elle usait de sa rage. Plus vite elle s’en débarrasserait, plus vite elle se calmerait et pourrait revenir à sa forme humaine.

Je me redressai. L’énorme créature noire se coucha près de moi et me lécha le pied.

— Grendel ? demandai-je doucement.

Le chien de l’enfer gémit comme le faisait mon chien.

Mon caniche géant pouvait se transformer en énorme chien noir, hirsute, aux yeux brillants. Quoi de plus banal ?

Et puis soudain je compris. C’était le Chien noir. Une légende qui appartenait à tellement de cultures que personne ne savait où elle était née. Des histoires de Chiens noirs géants aux yeux brillants qui hantaient la nuit avaient traversé les siècles, particulièrement en Grande-Bretagne et dans le nord de l’Europe. Personne ne savait ce qu’ils étaient, mais leur magie apparaissait sur le scan-m comme « féra », magie animale. Celle-ci s’enregistrait en jaune très pâle. La machine des techniciens magiques qui avaient scanné le caniche n’était pas assez précise pour le déterminer.

Andrea gronda. Grendel gémit de nouveau et tenta de fourrer son museau dans ma main. Autour de nous, les bureaux fumaient.

Nous l’avions vaincue, une fois de plus. Trois non-morts éliminés. Plus que quatre.

Kate Daniels 4 - Blessure magique
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